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MSF compound gate in Dagahaley camp
Rapport international d'activités 2021

Une nouvelle normalité bien regrettable : piloter l'action humanitaire dans les contextes de lutte contre le terrorisme

Responding to war in Ukraine
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*Dictionnaire pratique du droit humanitaire - disponible en ligne en arabe, anglais, francais et russe
 

Le discours anti-terroriste a toujours fait partie de la rhétorique des États dans la gestion des conflits armés non internationaux. En 1999, la Fédération de Russie refusait d’utiliser le mot de guerre ou de conflit armé et parlait d’opération anti-terroriste en Tchétchénie. Mais après les attaques du 11 septembre 2001 contre les tours jumelles à New York, ce type de rhétorique étatique s’est transformée en cadre juridique international destiné à la lutte mondiale contre le terrorisme. Au cours de ces 20 dernières années, ce cadre s’est développé et a été validé sous l’égide des Nations Unies.

L’impact spécifique de cette évolution sur l’action humanitaire impartiale est difficile à mesurer avec précision car l’action humanitaire obéit à des critères et des dynamiques différentes pour chaque contexte de conflit. En revanche, on peut clairement identifier l’impact juridique du cadre anti-terroriste, et ses effets sur la sécurité des travailleurs humanitaires et de leurs actions, ainsi que sur les personnes à qui elles portent assistance. Les chiffres des incidents de sécurité rapportés par les équipes de terrain montrent une évolution de la typologie de ces incidents. Les attaques, arrestations, détentions, accusations de personnel humanitaire par les autorités étatiques dépassent de loin les kidnapping et attaques perpétrées par les groupes non étatiques.

Comment expliquer que les actions médicales et humanitaires habituellement menées par Médecins Sans Frontières (MSF) exposent nos équipes et nos patients à de nouvelles formes de mise en danger?

Le point commun de ces incidents réside dans la criminalisation, par le droit pénal et anti-terroriste imposé par les États, de certaines activités de secours humanitaires et médicales autorisées par le Droit international humanitaire (DIH), c’est-à-dire le droit des conflits armés internationaux et non internationaux. Le DIH comprend des règles définies pour protéger les populations civiles, le personnel médical, et leurs structures respectives, ainsi que le droit de bénéficier de soins médicaux impartiaux.

Quatre types d’activités menées par MSF sont particulièrement exposées à ces accusations de complicité criminelle et terroriste :

  1. Le fait de fournir des secours humanitaires à des personnes vivant dans des territoires disputés ou sous le contrôle de groupes qualifiés de terroristes ou criminels peut être assimilé à du soutien matériel au terrorisme.
  2. Le fait d’entretenir des contacts avec des responsables de groupes armés qualifiés de terroristes peut être considéré comme un crime en tant que tel.
  3. Le fait de transporter, pour des raisons médicales ou humanitaires, des personnes présumées terroristes ou criminelles peut être assimilé à l’organisation de l’évasion de ces présumés terroristes (en les aidant à quitter un champ de bataille ou à se cacher dans une structure médicale dont ils pourront facilement sortir sans être interrogés ni arrêtés).
  4. Le fait de dispenser des soins à des patients suspectés d’être des terroristes ou des criminels dans des structures de soins peut également être considéré comme un acte de complicité criminelle visant à offrir refuge et à cacher des criminels et terroristes.

Ce risque juridique n’est pas une simple hypothèse. Il s’est déjà concrétisé sur de nombreux terrains où nous travaillons. Le risque particulier lié à des accusations criminelles réside dans le fait que la responsabilité pénale est toujours portée par les individus. Quels que soit les engagements de MSF en termes de devoir de diligence vis-à-vis de notre personnel, nous ne pouvons pas substituer notre responsabilité institutionnelle à celle encourue par les individus.

En Syrie, en agissant sans le consentement du gouvernement, MSF a été considérée comme une organisation terroriste au titre du soutien matériel que nous avons apporté aux personnes vivant dans des territoires contrôlés par des groupes qualifiés de terroristes. Des membres du personnel de MSF ont été arrêtés, détenus et accusés de complicité et d’activité terroriste.

Au Nigéria, le procureur militaire a accusé MSF de soutien matériel aux terroristes sur la base des activités de secours destinées à des personnes vivant sous le contrôle de groupes considérés comme criminels ou terroristes. Des membres du personnel de MSF ont également été accusés d’intelligence avec des groupes criminels du fait des contacts établis pour organiser les activités de secours. En République démocratique du Congo, notre personnel a été condamné pour avoir facilité des contacts avec des groupes considérés comme criminels ou terroristes. Au Cameroun, des membres du personnel de MSF ont été inculpés et détenus pour complicité de crime terroriste parce qu’ils avaient transporté des blessés et mené des actions de secours dans des zones contrôlées par des groupes considérés comme criminels ou terroristes.

Des membres du personnel et des patients de MSF ont aussi été victimes d’attaques d’hôpitaux perpétrées par des armées étatiques en Syrie, au Yémen, en Afghanistan et ailleurs. Les États ont le plus souvent invoqué des erreurs. Mais ce que ces attaques ont en commun, c’est qu’elles visent toujours des structures dans lesquelles des blessés et des malades « non civils » appartenant à des groupes considérés comme criminels ou terroriste sont soignés.  

MSF se mobilise depuis 2016 pour résister à cette tendance à travers un plaidoyer politique et juridique mené au plus haut niveau de l’ONU et appelant les États à reconnaître la primauté des règles du DIH sur les opérations et réglementations anti-terroristes.

Le principal outil pour réaffirmer cette primauté consiste à intégrer des exemptions humanitaires dans les politiques nationales et internationales de lutte contre le terrorisme adoptées par les États et les organismes internationaux. Cet outil permettra aux activités humanitaires d'être exemptées de l'application des limitations ou sanctions antiterroristes.

L’appel à inclure, dans les résolutions des Nations Unies et les législations nationales, des clauses d’exemption pour l’action humanitaire conforme au DIH a commencé à produire des fruits. La légitimité du secours humanitaire et médical dans les contextes de conflits armés marqués par le terrorisme a été réaffirmée et les États doivent s’assurer que les mesures prises pour lutter contre le terrorisme n’affaiblissent pas l’action de secours humanitaire conforme au DIH.

Il ne s’agit que d’une première étape. MSF ne défend pas le DIH par naïveté sur le pouvoir du droit, mais parce que le DIH affirme qu’il est légitime de soigner les « ennemis » et de secourir les personnes qui vivent sous leur contrôle. Le DIH, en tant que langage commun, reste essentiel pour permettre la protection des équipes exposées dans les zones de conflit.  

La meilleure protection pour les équipes de terrain réside dans une parfaite compréhension non seulement des risques sécuritaires habituels mais aussi des nouveaux risques juridiques qui sont instrumentalisés pour fragiliser la légitimité des actions de secours. La suite du processus consiste à soutenir et former nos équipes de terrain pour les aider à négocier et formaliser un cadre opérationnel et des pratiques de travail conformes au DIH et capables de résister à la diabolisation terroriste de l’ennemi et à la criminalisation du secours humanitaire par les gouvernements.

Françoise Bouchet-Saulnier est l'ancienne directrice juridique du service juridique intersectionnel de MSF et autrice du Dictionnaire pratique du droit humanitaire.

 

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